Notre revue de littérature vise à identifier les principaux défis liés à la gestion des connaissances dans les systèmes complexes, en mettant en lumière des problématiques telles que la gestion des données non structurées, la fragmentation des systèmes d’information et le manque d’interopérabilité.
Elle cherche également à évaluer les lacunes théoriques et pratiques dans ce domaine.
Afin d’offrir une analyse complète et structurée, cette revue s’articule autour d’un axe principal : les fondements théoriques de la gestion des connaissances, qui éclairent les enjeux spécifiques aux écosystèmes de défense. Les théories mobilisées dans cette analyse apportent des perspectives complémentaires pour mieux comprendre et gérer les systèmes complexes. Parmi elles, le modèle SECI de Nonaka et Takeuchi (1995) décrit les mécanismes de conversion entre connaissances tacites et explicites, fondamentaux pour les organisations. La théorie des capacités dynamiques, développée par Teece et Pisano (1994, 1997), met en évidence la capacité des entreprises à s’adapter et à innover face à des environnements en mutation. La théorie de la complexité, conceptualisée par Morin (2007), offre une compréhension approfondie des interactions et interdépendances dans des contextes complexes. Enfin, la théorie des systèmes socio- techniques d’Emery et Trist (1960) souligne les liens étroits entre les dimensions sociales et techniques au sein des organisations.
Dans le contexte des écosystèmes de défense, où la complexité croissante des environnements opérationnels s’accompagne d’exigences élevées en matière de sécurité et d’une interopérabilité limitée entre systèmes hétérogènes, ces cadres théoriques permettent d’éclairer les problématiques clés.
En s’appuyant sur ces bases, cette revue offre une perspective structurée pour analyser les défis actuels tout en proposant des pistes de réflexion pour surmonter les obstacles identifiés et optimiser la gestion des connaissances dans ces environnements stratégiques.
Nonaka et Takeuchi (1995) ont développé le modèle SECI, qui décrit le processus de création de connaissances au sein des organisations. Ce modèle repose sur l'interaction entre les connaissances tacites et explicites à travers quatre modes de conversion :
Socialisation : partage des connaissances tacites entre individus par le biais d'expériences communes.
Extériorisation : articulation des connaissances tacites en connaissances explicites, souvent à travers des métaphores, des analogies ou des modèles.
Combinaison : rassemblement des connaissances explicites pour créer de nouvelles connaissances explicites, par le biais de documents, de réunions ou de bases de données.
Intériorisation : intégration des connaissances explicites dans la connaissance tacite individuelle, souvent par l'apprentissage pratique ou la formation.
Ce modèle souligne l'importance de transformer les connaissances tacites, souvent non documentées, en connaissances explicites partageables.
Dans les écosystèmes de défense, cette transformation est essentielle pour préserver le savoir-faire et maintenir la compétitivité, en particulier face aux départs de personnel ou aux changements organisationnels. Bien que ce modèle représente un cadre influent pour la gestion des connaissances, il présente certaines limites qui ont été explorées notamment dans des études récentes. Par exemple, le modèle SECI traditionnel se concentre sur la création et la conversion des connaissances au sein d'une organisation mais il néglige les flux de connaissances entre les organisations. Ces éléments sont essentiels dans un environnement d'innovation ouverte (Zhang & Huang, 2020). L'intégration des nouvelles technologies dans le processus de gestion des connaissances représente également une problématique d’actualité (Mardiani et al., 2023). Enfin, bien que le modèle SECI soit utile pour la gestion des connaissances, il ne prend pas toujours en compte les nouveaux outils ou méthodes, tels que l'analyse des données massives ou l'extraction de règles via l'exploration de données, ce qui pourrait faciliter la gestion des connaissances dans des environnements complexes comme la santé (Aljuboori et al., 2021).
Zhang et Huang (2020) ont proposé une version améliorée qui inclut des flux de connaissances explicites et tacites, acquis à travers des collaborations, des achats ou des interactions entre organisations et parties prenantes. Cette extension traite également des fuites de connaissances involontaires dues à la mobilité des employés. Toutefois, elle présente certaines limites comme l’aspect généralisable à d’autre contexte. De plus, elle reste théorique, sans validation empirique solide à travers des études de cas concrètes. Enfin, la mise en œuvre des flux de connaissances inter-organisationnels nécessite une flexibilité organisationnelle et une forte collaboration, souvent difficile à réaliser dans des structures plus traditionnelles ou rigides.
Liu et al. (2021) propose une méthode basée sur les réseaux neuronaux graphiques pour anticiper les flux de connaissances entre différents domaines technologiques. Cette technique repose sur l'utilisation du data mining et permet de suivre les échanges de connaissances, en particulier dans les environnements innovants. Cependant, cette méthode est dépendante de la qualité des données disponibles. Ainsi, dans des environnements où les données sont fragmentées ou de mauvaise qualité, les prédictions risquent d’être moins fiables. De plus, l'utilisation de réseaux neuronaux complexes peut être difficile à mettre en œuvre pour les organisations qui ne possèdent pas les compétences techniques nécessaires. Enfin, bien que prometteuse, cette approche a principalement été testée sur des données technologiques et pourrait ne pas s'appliquer efficacement dans des secteurs moins axés sur l'innovation.
Mardiani et al. (2023) quant à eux, ont proposé d'intégrer la science des données et le data mining dans le modèle SECI afin de faciliter le transfert de connaissances. Cette approche permet de surmonter les obstacles liés à la gestion d'une grande quantité de données et d'améliorer les processus de gestion des connaissances. Toutefois, cette étude se concentre essentiellement sur le contexte des institutions éducatives, limitant ainsi l'applicabilité des résultats à d'autres secteurs, comme l'industrie ou les services. De plus, l'intégration de technologies complexes, telles que le data mining, à grande échelle peut nécessiter des ressources importantes, tant en termes de compétences que de technologies, ce qui peut représenter un défi pour certaines organisations. Enfin, cette étude ne tient pas compte des effets à long terme de ces technologies sur la performance organisationnelle, laissant ainsi des questions ouvertes sur leur durabilité et leur impact global.
En somme, bien que ces études offrent des solutions intéressantes pour surmonter certaines limites du modèle SECI, elles présentent elles-mêmes des défis en termes de généralisation, de complexité technique et d'impact à long terme.
La théorie des capacités dynamiques, développée par Teece et Pisano (1994, 1997), se concentre sur la capacité d'une organisation à intégrer, construire et reconfigurer des compétences internes et externes pour répondre rapidement aux changements environnementaux. Les capacités dynamiques sont essentielles pour maintenir un avantage concurrentiel durable dans des environnements complexes et changeants.
Dans les écosystèmes de défense, cette théorie souligne l'importance de :
❖ l'apprentissage organisationnel ou la capacité à créer, acquérir et transférer des connaissances, et à modifier le comportement organisationnel en fonction de cesnouvelles connaissances.
❖ l'intégration des connaissances ou le fait de pouvoir combiner efficacement desconnaissances diverses provenant de différentes unités ou de partenaires.
❖ la reconfiguration en vue d’adapter et transformer les actifs et les compétences pourrépondre aux nouvelles menaces ou opportunités.
Cette approche présente plusieurs limites lorsqu'elle est appliquée à des systèmes complexes tels que ceux du secteur de la défense : des études récentes, menées après 2020, soulignent certaines des principales difficultés liées à l'implémentation de cette théorie dans ces contextes.Les recherches de Linde et al. (2021) montrent que les capacités dynamiques sont cruciales pour orchestrer des innovations dans des environnements complexes comme les écosystèmes des villes intelligentes. Cependant, les résultats indiquent que le développement de ces capacités nécessite des efforts considérables pour aligner les parties prenantes et les objectifs au sein de l'écosystème. Cette complexité rend difficile la réorganisation rapide des ressources en réponse aux innovations technologiques. De plus, les entreprises doivent mettre en place des sous-routines spécifiques pour détecter, saisir et reconfigurer les opportunités, ce qui peut créer des retards et des inefficacités dans un environnement dynamique.
Dans le même contexte, Rashid et Ratten (2021) analysent comment les petites entreprises dans les écosystèmes entrepreneuriaux affectés par la crise du COVID-19 ont dû s'adapter. Ils montrent que les petites entreprises s'appuient sur des capacités dynamiques pour survivre, mais que ces capacités, bien qu'efficaces pour réagir à des crises immédiates, sont souvent insuffisantes pour gérer des changements structurels à long terme dans l'écosystème. Cela souligne la limite des capacités dynamiques dans la gestion des perturbations majeures. Polischuk (2020), dans son étude, met en évidence les défis spécifiques au secteur de la défense en Ukraine. Il explique que le secteur de la sécurité et de la défense ukrainien est actuellement trop fragmenté et manque de coordination interagence, ce qui entrave l'efficacité des capacités dynamiques dans la réponse aux menaces modernes, notamment les cyberattaques et les guerres hybrides.
Cela montre que dans les environnements où la complexité et la fragmentation sont élevées, les capacités dynamiques seules ne peuvent pas garantir une réponse cohérente aux menaces. Enfin, une autre limitation est identifiée dans le travail de Farago et Borini (2021), qui révèlent que les capacités dynamiques doivent être soutenues par des capacités opérationnelles robustes pour fonctionner efficacement dans des écosystèmes complexes. Leur étude démontre que les entreprises qui ne parviennent pas à aligner leurs capacités dynamiques avec leurs capacités opérationnelles risquent de ne pas réussir à capter pleinement la valeur des innovations de l'écosystème (Farago & Borini, 2021).
En conclusion, bien que la théorie des capacités dynamiques soit utile pour comprendre comment les entreprises s'adaptent à des environnements en mutation, elle présente plusieurs limites, notamment la difficulté à coordonner les acteurs d'un écosystème complexe, la lenteur dans la reconfiguration des ressources et la nécessité de soutenir ces capacités avec des capacités opérationnelles solides.
La théorie de la complexité, explorée par des penseurs comme Morin (2007), étudie les systèmes composés de nombreuses parties interagissantes, où le comportement global ne peut être entièrement compris en analysant les composants individuellement.
Les systèmes complexes présentent des caractéristiques telles que :
- émergence : apparition de propriétés ou de comportements nouveaux résultant des interactions entre les composants.
- non-linéarité : petites causes pouvant avoir de grands effets et vice versa.
- auto-organisation : capacité du système à se structurer sans contrôle centralisé.
Dans les écosystèmes de défense, les systèmes complexes incluent les réseaux de communication, les systèmes d'armes interconnectés et les interactions entre différentes unités opérationnelles. La théorie de la complexité aide à comprendre comment gérer et concevoir ces systèmes pour qu'ils soient résilients, adaptatifs et efficaces.
L'application de cette théorie souligne la nécessité de solutions flexibles et interopérables, capables de gérerdes flux massifs de données tout en maintenant un niveau élevé de sécurité et de performance. Bien qu’offrant un cadre théorique intéressant pour comprendre et modéliser les systèmes complexes dans le domaine de la défense, la théorie de la complexité présente des limites importantes dans son application pratique. Différentes études ont exploré l'utilisation de cette théorie dans la gestion des systèmes de systèmes, l'auto-organisation et les systèmes de combat, en mettant en lumière les défis techniques rencontrés.
Hua et al.(2021) se concentrent sur l'évaluation de la contribution des armements dans un système de systèmes (SoS) en utilisant la théorie des réseaux complexes et une version améliorée de l'entropie de l'information. Bien que cette approche permette une meilleure compréhension des interrelations complexes entre les armements, elle est limitée par la complexité inhérente des données et la difficulté de généraliser les résultats à différents scénarios. En l'absence de données fiables et complètes, cette méthode peut s’avérer moins efficace, ce qui constitue un défi dans des environnements où l'incertitude est omniprésente. De plus, la modélisation statique utilisée ne capture pas entièrement les dynamiques en temps réel, ce qui limite l’applicabilité de l'approche dans des scénarios de combat dynamiques.
Jin et Su (2022) proposent une méthode de coalition auto-organisée basée sur la théorie des jeux, visant à remplacer la gestion centralisée par un réseau distribué dans lequel chaque agent prend des décisions en temps réel. Bien que cela améliore la flexibilité dans des environnements dynamiques, la gestion décentralisée présente des difficultés en termes de coordination entre les agents. L’absence de gestion centralisée peut conduire à une prise de décision sous- optimale lorsque des changements rapides interviennent dans l’environnement opérationnel.
Par ailleurs, le modèle ne tient pas compte de l’intuition et des décisions humaines, ce qui peut limiter son applicabilité dans des situations réelles de combat, où l'expérience humaine joue un rôle crucial.
Shi et Zhang (2020) explorent la modélisation des systèmes de systèmes de combat et les contre-mesures associées. Leur étude met en évidence la complexité croissante des systèmes modernes de défense, qui rend difficile la modélisation précise et l'évaluation de leur efficacité dans des situations réelles. Un des principaux défis est la gestion des interactions non linéaires et des interdépendances entre les sous-systèmes.
Ces dynamiques complexes ne sont pas toujours capturées par les modèles actuels, ce qui peut mener à des résultats imprécis. La nature statique de certaines approches limite également la capacité de ces modèles à s'adapter aux environnements de combat en évolution rapide. Enfin, l’étude de Day et Hunt (2022) applique la théorie de la complexité aux opérations de maintien de la paix des Nations Unies, en mettant l’accent sur la nature auto-organisée des systèmes de conflit. Cependant, cette étude montre que les systèmes auto-organisés résistent souvent aux tentatives d'intervention externe, ce qui complique la mise en œuvre de stratégies efficaces pour changer leur dynamique. De plus, cette étude repose principalement sur des observations qualitatives, et un ensemble de données quantitatives plus robustes serait nécessaire pour renforcer ses conclusions et permettre une application plus large dans les environnements réels.
En conclusion, bien que la théorie de la complexité offre des outils intéressants pour modéliser et comprendre les systèmes complexes dans des environnements de défense, son application pratique reste limitée par la complexité des interactions dynamiques, la qualité des données et l’adaptabilité des approches à des scénarios réels en constante évolution.
Des recherches supplémentaires et des innovations méthodologiques sont nécessaires pour surmonter ces défis.
La théorie des systèmes socio-techniques, introduite par Emery et Trist (1960), considère les organisations comme des systèmes composés de deux sous-systèmes étroitement liés :
- le système social : les personnes, leurs relations, leurs rôles et la culture organisationnelle.
- le système technique : les outils, les technologies et les processus utilisés pour accomplir le travail.
Cette approche souligne que la performance optimale est atteinte lorsque les systèmes social et technique sont conçus de manière conjointe et intégrée. L'accent est mis sur l'adaptation des technologies aux besoins humains, plutôt que l'inverse.
Dans le contexte de l'expérience utilisateur (UX), cette théorie met en évidence l'importance de :
- impliquer les utilisateurs finaux dans la conception et le développement des systèmes pour assurer leur adoptabilité et leur efficacité.
- considérer les facteurs humains tels que l'ergonomie, les processus cognitifs et les interactions sociales dans la mise en œuvre des technologies.
- favoriser la participation active des opérateurs, en reconnaissant leur expertise et en intégrant leur retour d'expérience dans l'amélioration continue des systèmes.
Cette approche est particulièrement pertinente pour l'intégration de l'IA dans les écosystèmes de défense, où la collaboration humain-machine doit être optimisée pour améliorer la performance opérationnelle tout en garantissant la sécurité et la fiabilité des systèmes.
Bien qu'efficace pour comprendre l'intégration entre les dimensions sociales et techniques dans une organisation, la théorie des systèmes socio-techniques présente certaines limites dans le contexte de la collaboration humain-machine et de l'intégration de l'IA, particulièrement dans des environnements complexes comme les écosystèmes de défense.
Tout d’abord, plusieurs études récentes ont souligné que la simple explication des décisions prises par une IA ne suffit pas pour assurer une véritable collaboration entre humains et machines (Waefler & Schmid, 2020). Pour une collaboration efficace, il est impératif de prendre en compte des éléments psychologiques comme la motivation humaine et l'intégration dans des dynamiques sociales plus larges. En outre, les limites observées résident dans le fait que l’adaptation des systèmes techniques n’atteint pas toujours le niveau de personnalisation et d’intuition nécessaire pour soutenir l'utilisateur humain.
Dans leur étude, McCall et al. (2021) montrent les limites à la participation active des experts humains à la conception des systèmes d'IA. Les chercheurs notent que même en facilitant la participation des non-experts, l'adaptation de ces systèmes pour répondre pleinement aux besoins de collaboration reste un obstacle. D’autre part, Gorur et Rosman (2021) montrent qu'un des défis majeurs concerne l'anticipation des erreurs humaines et la capacité à s’adapter en temps réel.
Cette adaptabilité, bien qu’améliorée par des processus algorithmiques sophistiqués, reste imparfaite lorsqu'il s'agit de gérer des situations complexes à long terme. Enfin, Musić et Hirche (2020) évoquent une autre limitation clé dans les systèmes collaboratifs concernant le partage du contrôle entre les humains et les robots.
Pour eux, la meilleure manière d'optimiser l'interaction repose sur un équilibre délicat entre la prédiction des actions humaines et l'adaptation rapide du robot lorsque ces prédictions se révèlent incorrectes. Les auteurs soulignent ainsi la difficulté d’une anticipation précise des comportements humains, limitant l'efficacité des systèmes collaboratifs.
En conclusion, bien que les systèmes socio-techniques offrent un cadre d’analyse pour intégrer la collaboration humain-machine, des limites subsistent concernant l'adaptabilité des systèmes techniques à la complexité des comportements humains et la capacité des expertsnon techniques à participer activement aux processus décisionnels assistés par l'IA.
Ces défis mettent en évidence la nécessité d'améliorer l'intégration des technologies dans les environnements humains complexes.